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Stefano Belfiore, Il Periplo del mare Eritreo di anonimo del I sec. d. C. e altri testi sul commercio fra Roma e l’Oriente attraverso l’Oceano Indiano e la Via della Seta. Prefazione di Gianfranco Purpura, Cura editoriale di Carla Pampaloni. Memorie della Società Geografica Italiana, Volume LXXII. Roma, 2004, 278 p. ISSN : 0391-5190

Par J. Desanges


Dans l’abondante bibliographie suscitée par le Périple anonyme de la mer Érythrée, deux œuvres se détachent par leur importance depuis un siècle : sur le plan philologique, H. Frisk, Le Périple de la mer Érythrée, suivi d’une étude sur la tradition et la langue, Göteborg Högskolas Arsskrift, XXXIII, 1927, fasc. 1, qui offre au lecteur une édition critique rigoureuse à partir du manuscrit unique sur lequel repose le texte du Périple, le Codex Palatinus Graecus 398 du début du Xe siècle conservé à la bibliothèque universitaire de Heidelberg, ainsi qu’une très bonne étude linguistique ; du point de vue historique, L. Casson, The Periplus Maris Erythraei, Text with Introduction, Translation and Commentary, Princeton, 1989, qui reprend le texte et l’apparat critique de Frisk, mais substitue à la traduction latine de K. Müller, fort utile en son temps (1855), une excellente traduction anglaise et éclaire le texte par une longue introduction érudite et deux commentaires, l’un général, l’autre philologique, qui tiennent compte des travaux les plus récents. L’intérêt de l’ouvrage de St. Belfiore réside d’abord dans sa traduction en italien du Périple, étant donné qu’il n’en existait pas depuis près de deux siècles. Observons au passage qu’à notre connaissance, il n’y a pas de traduction française moderne de cette œuvre. Il est fort regrettable en revanche que, s’agissant d’un texte très fréquemment corrompu par la tradition manuscrite, l’auteur n’ait pas jugé bon de reproduire l’apparat critique de Frisk,  ce qui interdit au lecteur de faire la part des données du manuscrit et des conjectures d’éditeur. On est donc tenté d’en conclure que l’ouvrage ne s’adresse pas vraiment aux hellénistes, sans le concours desquels le commentaire risque de porter à faux.
       La table des matières (p. 3) est celle d’un dossier complexe, présenté dans un ordre buissonnier qui ne facilite pas la consultation. Une présentation (F . Salvatori), un avant-propos de l’auteur, des listes (pour les tableaux, les cartes et figures, les abréviations), puis là-dessus une préface (G. Purpura). On en arrive seulement alors à l’introduction qui pose les grands problèmes soulevés par ce « portulan commercial de l’Antiquité » (routes, ports et navires, commerce et produits du commerce, géographie politique et ethnographie, datation du texte, personnalité de l’auteur, p. 21-87). St. Belfiore dresse ensuite une riche et précieuse bibliographie ventilée par rubriques, bien mise à jour par rapport à celle de L. Casson. Suivent huit figures, cartes et reproductions diverses, réunies pour servir à l’intelligence du Périple. Mais on regrette bien vivement les cartes ou croquis sectoriels de l’édition Casson, beaucoup plus éclairants. On arrive alors au cœur de l’ouvrage, avec le texte grec et sa traduction (p. 122-153) et des note à la traduzione abondantes (p. 156-194), mais loin d’équivaloir aux deux commentaires de Casson, nourris et cependant présentés de façon aérée (Casson, p. 94-243 et 244-269). Sont dressées ensuite des listes, en forme d’index, des produits faisant l’objet d’un commerce et des termes nautiques et géographiques. Puis l’auteur nous donne le texte du Périple dans la version de G. B. Ramusio (1550-1559) à partir de l’édition de M. Milanesi (1978) et consacre deux appendices, l’un au contrat de prêt pour un voyage d’Alexandrie à Muziris révélé par le papyrus de Vienne G. 40822 (avec introduction, texte et traduction), l’autre aux stations parthiques d’Isidore de Charax (avec introduction, texte, traduction et  notes). Le livre se termine par des index pour les noms de lieu, les noms de personne ou de peuple, les sources. En somme, un agencement consciencieux, mais assez déroutant où les apports annexes finissent par occulter le document essentiel.
       L’introduction générale est substantielle et apprendra ce qu’il importe de savoir à qui aborde pour la première fois le texte fascinant du Périple. Le lecteur expert en revanche regrettera un certain nombre d’affirmations contestables. On peut admettre l’insertion du Périple dans la catégorie des portulans, comme on peut se contenter d’y voir un… périple, genre au demeurant peu homogène. Mais l’affirmation (p. 22) que Strabon (VIII 1, 1) distingue les périples des portulans et des « descriptions de la terre » peut sembler excessive, car cet auteur se contente en réalité d’opposer les écrits particuliers intitulés « Portulans », « Périples », « Itinéraires terrestres » ou « quelque chose de semblable » (ἤ τι τοιοῦτον ἄλλο) aux traités d’histoire de portée générale. Strabon se borne, à notre avis, à constater la diversité des intitulés, et la mention, équivalant à un « etc. » un peu désinvolte, qu’il ajoute à son énumération ne permet assurément pas d’affirmer qu’il y voit des catégories bien distinctes. Par ailleurs, définir le Stadiasmus maris Magni (ibid., n. 4) comme « un portulan de la Méditerranée d’époque byzantine (IVe s. après J.-C.) » est trompeur, car sa documentation date, pour l’essentiel, de la fin de l’époque hellénistique et du début de l’Empire romain. — Peut-on dire (p. 24) de Strabon qu’il est de peu antérieur à Pline l’Ancien, alors qu’il a quelque 85 ans à la naissance du Naturaliste ? — Il est impossible de déduire (p. 68 et 80) de l’indication du Périple (§ 2) que  la Barbarique (plutôt que la « terre des barbares ») fait immédiatement suite à Bérénice [des Troglodytes] quelque conséquence que ce soit sur le statut de la Dodécaschène. En effet, le Périple, par définition, s’intéresse essentiellement aux côtes et éventuellement à leur hinterland, alors que la Dodécaschène représente les rives du Nil en amont de Syène (Assouan) sur quelque 120 km. Or, à notre connaissance, Rome n’a jamais essayé d’annexer le littoral au-delà de Bérénice et, compte tenu des moyens de communication qui réunissaient ce comptoir à Coptos ou dans une moindre mesure à Edfou, on voit mal un rattachement de la « Barbarique » à la Dodécaschène, entité exclusivement nilotique. — Les Kanraitai (Périple, § 20) ne sévissaient pas dans le détroit de Bab el-Mandeb (p. 70-71), mais entre Leukê Kômê et Mouza, donc sensiblement plus au nord, car c’est Ocelis et non Mouza, comme semble le croire l’auteur (p. 42), qui était située sur l’extrémité arabique du détroit. Toujours à propos de ce détroit, parler de centri « d’oltremare » (p. 52 et 125) pour désigner les comptoirs que le Périple (§ 7 et 14) nomme τὰ τοῦ πέρα<ν> ἐμπόρια, n’est pas heureux : en effet il ne s’agit pas de traverser la mer d’une rive (africaine) à l’autre (arabique), mais de franchir le Bab el-Mandeb. Il conviendrait donc, à notre avis, de parler de comptoirs citérieurs et ultérieurs, selon qu’ils sont situés au-delà ou en deçà du Bab el-Mandeb. — Pour finir, une réserve plus importante : tenter de préciser la datation de la composition du Périple dans le courant du Ier siècle de notre ère, en établissant sa supériorité par rapport à Pline l’Ancien dans la description de la côte africaine du Golfe d’Aden et de l’Océan Indien (p. 82), est dépourvu de pertinence, dans la mesure où Pline l’Ancien s’inspire des Arabica de Juba, lequel avait une connaissance de la côte de la Somalie purement livresque et plus limitée que celle d’Artémidore (104 avant notre ère !), source de Strabon dans cette description. — Si ces observations, auxquelles on pourrait en ajouter quelques autres, nous semblent nécessaires, elles ne sauraient masquer la solidité, la bonne information et l’utilité d’une introduction  qui fait le point sur tous les problèmes essentiels que pose une œuvre unique en son genre dans l’Antiquité. On eût souhaité seulement plus d’exactitude et de prudence.
       Comme nous l’avons d’emblée laissé entendre, plus critiquables nous semblent la traduction et plus encore le commentaire (sous forme de notes) d’un texte rendu en quelque sorte définitif par l’absence d’apparat critique, alors qu’il est souvent corrompu et incertain. Nous nous contenterons d’observations sur les trois premiers paragraphes qui nous conduisent de Myos Hormos (Qoseir ou Vieux-Qoseir) à Ptolémaïs des Chasses (région d’Aqiq).
       § 1 : ὅρμοι ἀποδεδεγμένοι : après les tentatives d’explication de M. G. Raschke, J. Rougé, L. Casson, sur cette expression qui a fait couler beaucoup d’encre (et déjà il eût fallu étudier, après Rougé, le sens d’ὅρμος), on regrettera que l’auteur n’ait pas eu recours aux importantes considérations de A. Bresson, « Les cités grecques et leurs emporia », in L’Emporion, A. Bresson et P. Rouillard (éds.) (Publications du Centre Pierre Paris, 26), Paris, 1993, p. 187-191. — Sur l’expression ambiguë Ἐρυθρὰ θάλασσα, cf. S. E Sidebotham, Roman Economic Policy in the Erythra Thalassa, 30 B. C. – A. D. 217 (Appendix A : The Terms « Erythra Thalassa » and « Rubrum mare »), Leyde, 1986, p. 182-186. — Faut-il traduire ἐν τῷ ἐσχάτῳ τῆς Αἰγύπτου par « nella parte più interna dell’Egitto » ? Certes Photius (250, 31), d’après Agatharchide, emploie l’adjectif à propos du golfe de Suez, « au fin fond » de la mer Rouge. Mais Myos Hormos et surtout Bérénice « des Troglodytes » se trouvent plutôt à la limite « externe » de l’Égypte et la traduction de L. Casson (déjà dans Huntingford, 1980), « on the edge of Egypt », est bien préférable. Dans le même esprit Schoff (1912) avait traduit « at the boundary of Egypt ». Au reste, la note 6 de St. Belfiore (p. 158) semble désavouer sa traduction. — La dernière phrase du paragraphe est évidemment corrompue, et Müller a dû transposer la particule δέ. On ne voit pas très bien comment des ports peuvent « être situés à l’extrémité de l’Égypte en tant que golfes de la mer Érythrée », si l’on traduit mot à mot le texte, et d’autant plus que Strabon (XVI 4, 5, C769) nous dit que Myos Hormos a une entrée sinueuse ; quant à Bérénice, le même Strabon (XVI 4, 5, C770) écrit qu’elle a été établie dans le fond du golfe Malsain, mais il n’en fait nullement un golfe. Huntingford a senti la difficulté en trichant quelque peu dans sa traduction du Périple : « the harbors… lie in bays ». Il est curieux d’ailleurs que L. Casson ne consacre pas de note à cette étrangeté qui n’a pas retenu non plus l’attention de St. Belfiore. On attendrait, au lieu de κόλποι, ἐν κόλποις.
       § 2 : Il ne faut pas traduire Βαρβαρικὴ χώρα par « la terra dei Barbari ». Il s’agit de la Barbarique, région côtière spécifique s’étendant sur la mer Rouge et le golfe d’Aden, cf. J. Desanges, « Philologica quaedam necnon Aethiopica », Mélanges offerts à Léopold Sédar Senghor, Dakar, 1977, p. 108-114 ; Casson, p. 244. — Sur les Ichtyophages, il eût fallu mentionner la remarquable étude de O. Longo, « I mangiatori di pesci : regime alimentare e quadro culturale », Materiali e discussioni per l’analisi dei testi classici, 18, 1987, p. 9-55 ; sur les μάνδραι, cf. p. 39-40 : il s’agit, à l’origine, d’enceintes ou de parcs à ciel ouvert pour les troupeaux que Photius, 250, 63, d’après Agatharchide, attribue aux Troglodytes, pasteurs nomades, établis derrière les Ichtyophages à l’intérieur des terres, cf. Casson, p. 244, ce qui leur convient mieux qu’aux Ichtyophages. Si ces établissements se rencontrent surtout dans des endroits resserrés, c’est probablement pour des raisons de sécurité. La traduction par  modeste capanne, en tout cas, ne convient guère. — Il est bizarre de gloser (p. 158, n. 9) Agriophages par mangiatori di radici selvatiche, voire mangiatori di locuste, alors que les Grecs nommaient ces populations respectivement Rhizophages et Acridophages. Les Agriophages sont bel et bien des mangeurs de fauves, cf. Pline l’A., VI 195 : Agriophagi, pantherarum leonumque maxime carnibus uiuentes. Ils étaient connus en Thébaïde sous Hadrien (IGRR, I, 1207) et avaient fort mauvaise réputation. — Traduire κατὰ τυραννίδα νεμομένων par « tutti divisi in piccoli regni » est discutable. Il s’agit plutôt de chefferies (cf. Casson, p. 51 : « chiefdoms »), comme l’avait bien noté Strabon (XVI 4, 17, C775), sans doute en dernier ressort d’après Agatharchide (cf. Diod. III 32, 1), à propos des Troglodytes nomades. Ces chefferies sont à nouveau signalées par le Périple dans les comptoirs situés au-delà du Bab el-Mandeb (§ 14), et particulièrement à Rhapta (§ 16). Le pouvoir, illimité dans son contenu, était très limité dans son extension et parfois garanti par un suzerain plus ou moins lointain (§ 16).
       § 3 : Ici se fait sentir cruellement l’absence d’apparat critique, car le texte est très corrompu, cf. M. Casevitz, « Qui lisait le Périple de la mer Érythrée ? », ΤΟΠΟΙ, 6/2, 1996, p. 679-683. Faut-il placer τὸ πέρας τῆς ἀνακομιδῆς (« le terme de la remontée du transport marchand », la mer Rouge étant comparée à un fleuve dont la source est au Bab el-Mandeb ?) avant ἀπέχον, voire avant ἐπὶ θαλάσσης ? Ou faut-il considérer qu’il s’agit d’une glose marginale incorporée abusivement dans le texte ? Quoi qu’on en ait dit, nous ne croyons pas que dans ce paragraphe un « retour maritime » —c’est le sens qu’on a voulu parfois donner à ἀνακομιδή (cf. Casson, p.245)— ait pu être envisagé, ce qui irait contre l’orientation générale du Périple. Par ailleurs, la distance de 4000 stades n’est pas comptée, comme le croit l’auteur, à partir des Moschophages (p. 159, n. 13), tribu sans notoriété et dispersée, mais certainement de Bérénice à Ptolémaïs (cf. Casson, p. 280). Les Moschophages sont seulement les dernières populations nommées avant Ptolémaïs. Autre inexactitude dans la traduction : « al tempo del re dei Tolomei » (?). Il convient en réalité de comprendre : « ceux qui, à l’époque des Ptolémées chassaient pour le roi », donc les « chasseurs royaux » (la traduction de Casson est, elle, exacte). Mais observons encore qu’ici le texte du manuscrit a été corrigé en plusieurs endroits, ce dont le lecteur de l’édition dont nous rendons compte ne peut s’aviser. Ces chasseurs « remontaient » vers l’intérieur des terres à une époque révolue au temps du Périple (d’où l’aoriste).
       Il suffit. On l’aura compris, cette édition du Périple de la mer Érythrée a son utilité pour un large public italien et même pour le lecteur de culture classique, pratiquant une langue romane. Toutefois, malgré un effort de mise à jour, elle ne peut faire oublier celle de L. Casson. Mais s’adresse-t-elle vraiment aux spécialistes ?